Au Siècle des Lumières, le célèbre compositeur transalpin installé à Vienne fut mis sous l'éteignoir par Mozart. Voilà que bien plus tard, une moto italienne s'en vient en terres autrichiennes pour remettre les pendules à l'heure.
D'emblée, ne vous laissez pas abuser par la fallacieuse appellation Supersport: si elle désignait effectivement à l'origine -dans les années '70!- ce qui se faisait de plus sportif à Bologne, elle évolua au cours des décennies suivantes vers des machines moins radicales, les SS, déclinées en de multiples cylindrées jusque 2006. Et aujourd'hui, notre Supersport S d'essai fait tout bonnement figure de VFR italienne, avec ce que cela implique de polyvalence mais aussi d'esthétique et de sportivité. Découverte sur 2500km dans la région de Salzbourg, là où Mozart est né...
Ma che bella!
Dessinée dans une des patries de la mode, une moto italienne se doit d'arborer une plastique irréprochable sans négliger son orientation finale, le tourisme sportif dans le cas qui nous occupe. Défi relevé avec brio par la Supersport puisqu'au premier abord, l'observateur pourrait sans honte la confondre avec la sculpturale Panigale 959. En mode macro, l'œil averti remarque cependant les bracelets ouverts et rehaussés, la très pratique bulle réglable (sur 5cm et sans outil) et, bien entendu, les valises siglées Ducati; trois éléments évoquant sans conteste une propension au confort et à la rationalité. Notons que ces valises souples et extensibles font partie d'un "kit touring" qui, pour la modique (?) somme de 1331€, offre aussi des poignées chauffantes et une bulle touring fumée. D'autres pack d'accessoires d'usine sont également disponibles, d'aucuns sportifs et d'autres plus pratiques, mais ils viennent évidemment grever votre budget de 15190€ pour l'acquisition d'une version S, soit 1600€ de plus que pour la Supersport de base suspendue par Sachs et non Öhlins.
Agressive et ramassée, la Supersport se singularise encore par son monobras exhibant une jante superbe à trois branches dédoublées ainsi que par sa double sortie d'échappement qui vient confirmer le souci de personnalité esthétique qui prévalait lors de sa conception. Ramage et plumage se rejoignent dans la quête d'efficacité: le freinage est confié entièrement à Brembo, avec maître-cylindre et étriers radiaux, monoblocs qui plus est. Sur notre version S, nous avions donc droit à des suspensions estampillées Öhlins tant à l'avant qu'à l'arrière, à un shifer up and down (satisfaisant en up, trop dur en down) et à un dosseret de selle. Ne vous attendez pas à un espace de stockage sous l'assise; par contre, vous y trouverez une prise USB étanche, très appréciée pour y charger un GSM ou pour alimenter un GPS.
De son côté, l'instrumentation entièrement digitale est exhaustive et précise (à l'exception de la jauge d'essence qui contredit parfois la range, le décompte kilométrique en fonction du carburant restant). L'ensemble s'avère cependant austère voire triste d'aspect. Ceci dit, les menus de gestion de l'électronique y sont très intuitifs; nul besoin ici de contempler, l'air benêt, les boutons et l'écran durant une demi-heure avant de comprendre, comme cela peut être le cas sur une R1 ou sur une Kawa H2... S'agissant des aides électroniques, trois cartographies d'injection sont disponibles qui intègrent intelligemment des réglages d'usine de DTC (Ducati Traction Control) et d'ABS: Sport, Touring et Urban. Avis aux amateurs, il est possible de paramétrer soi-même les différentes sensibilités de DTC et d'ABS pour une personnalisation plus fine des trois modes de conduite. En Sport, puissance, couple et frein moteur ne sont nullement bridés; en Touring, la puissance reste full mais est délivrée plus graduellement tandis qu'en mode Urban, le bicylindre en L n'offre plus que 100cv et diminue le couple maxi de manière à soigner sa souplesse, ce qui est effectivement plaisant en milieu urbain et sécurisant sur chaussées potentiellement glissantes.
Grossklockner Hochalpenstrasse
Derrière ces vocables imprononçables, pour qui n'est pas rompu à la langue de Goethe, se cache une des plus belles routes du monde: 47km qui furent construits entre 1930 et 1935 sur les tracés d'antiques voies romaines, et qui culminent à 2505m d'altitude dans un paysage peuplé de 37 sommets de plus de 3000m, de 19 glaciers, d'une infinité de chutes d'eau et de neiges "éternelles". Vu que la route s'achève au pied d'un majestueux glacier, tout usager est contraint de la reprendre en sens inverse et ce sont donc au moins 94km de virages et lacets que l'on y a à sa disposition. Comme il s'agit d'une route privée, on ne vous y impose aucune limite de vitesse et vous n'avez à y craindre aucun radar. Puisqu'en outre c'est une route à péage (26€ pour une moto), elle est scrupuleusement entretenue et donc pourvue d'un excellent revêtement. Ici, ce sont les paysages qui ont été façonnés par Mozart ou par Salieri dans une symphonie où les harmoniques sont constituées de points de vues et de perspectives qui réapprennent l'humilité à qui les contemple. En dire que "cela vaut le coup d'œil" serait un euphémisme blasphématoire... Banc d'essai fin et exigeant, la Hochalpenstrasse est d'ailleurs utilisée par les constructeurs automobiles allemands pour y tester leurs nouveaux véhicules avant commercialisation; il est donc courant d'y croiser des voitures "maquillées"... ou des machines de WRC en essais privés.
Avant d'en arriver à ce but de notre voyage, faisons d'abord connaissance avec la Supersport S au départ de Ducati Aarschot. Au menu, une centaine de bornes pour rentrer à la maison avant le grand départ: la position est très naturelle et l'ergonomie était manifestement une clause importante du cahier des charges puisque les 195cm de votre serviteur trouvent aisément à s'y placer, ce qui est déjà une surprise. Grâce aux demi-guidons relevés, l'appui sur les poignets est presque imperceptible et les jambes trouvent naturellement des repose-pieds relevés et reculés juste comme il faut pour assurer une bonne garde au sol; c'est vrai qu'il y a similitude avec la position concoctée par les VFR. Sur notre moto d'essai, nous disposons des valises souples et extensibles mais pas de la bulle touring ni des poignées chauffantes. Dans sa position basse, cette bulle d'origine protège le buste mais expose les épaules et le casque de même que les bras, tandis que les mains profitent d'une certaine protection grâce à la tête de fourche et aux rétroviseurs. Relevée de 5cm, ses performances augmentent sensiblement car les épaules sont soulagées et même le casque échappe à une partie des turbulences; nul doute qu'un pilote plus petit en profiterait mieux encore.
S'il est vrai que les Ducati ne vibrent plus autant que par le passé, et en tout cas jamais de manière gênante pour le pilote, les rétroviseurs de la Supersport sont des parkinsoniens profonds: difficile de savoir si vous êtes suivi par le facteur du quartier ou par la police... De retour dans la région du Centre, où les routes cahoteuses sont omniprésentes, on apprécie le travail des suspensions: le manufacturier suédois Öhlins s'y entend décidément pour concevoir des épures qui ménagent un bon confort tout en garantissant une efficacité de haute tenue lorsque le rythme s'accélère. Le contexte urbain rappelle rapidement au pilote qu'un gros bicylindre regimbe souvent à se montrer souple: en mode Sport, il faut solliciter l'embrayage (bien moins dur qu'avant, du reste) pour éviter de caler. Qu'à cela ne tienne, le mode Urban est précisément fait pour ça; une fois sélectionné au tableau de bord, il suffit de couper les gaz durant 4 secondes pour changer de cartographie tout en roulant. Et le résultat est probant puisque la Supersport se fait immédiatement plus docile et accepte d'enrouler à basse vitesse sans que ses pistons manifestent leur désapprobation.
Cap sur le Tyrol
Les valises de 22L bien chargées, il est temps de prendre la route pour un périple de 1000km d'une traite. En cas d'embouteillage, on veillera à ne pas négliger la largeur arrière de la Supersport: ses valises sans leur extension la rendent déjà 11cm plus large qu'une... Pan European! Ajoutez-y qu'elles ne sont pas spécialement bien intégrées, qu'elles ne résistent pas à une grosse pluie et qu'elles se font sentir au-delà de 140km/h, et vous obtenez une option onéreuse qu'il vaut peut-être mieux laisser au catalogue.
A ce bémol près, la Supersport marque de gros points durant ce voyage car, sur grande distance, le rôle de la bulle rehaussée devient primordial pour soulager le pilote. De même, la selle s'avère moelleuse à souhait et, même lors du dernier ravitaillement après 800km, le séant de votre serviteur restait fringant; ces points s'ajoutant à l'excellente position de conduite -dynamique mais jamais éprouvante- gratifient la Ducati d'un bilan des plus valorisants en termes de confort. Evoquer une VFR prend ainsi tout son sens et, même sans avoir encore tâté de ses aptitudes vraiment sportives, la Supersport s'avère déjà une authentique sport-GT.
Tant qu'à évoquer le ravitaillement, sachez que la Supersport engrange encore des points lorsqu'elle se présente à la pompe. Hormis quelques pointes plus rapides pour en éprouver la mécanique, nous avons roulé à 150km/h et respecté les limitations de vitesses lorsqu'elles étaient imposées. Bilan étonnant: 4,9L/100km de consommation moyenne; il ne faut donc pas avoir peur du réservoir limité à 16L. Plus tard, en arsouillant et en sollicitant la mécanique dans les routes de montagne, nous ne dépasserons jamais 6,4L de moyenne: bien joué, Ducati!
Sur les autoroutes allemandes, où la vitesse est couramment illimitée mais où les chantiers sont nombreux (eux, ils entretiennent leurs autoroutes!), les freins Brembo ont tout loisir d'étaler leur efficacité. Quand vous déboulez à 200km/h sur une zone où la vitesse permise retombe à 50, vous appréciez l'absence de brutalité d'un freinage qui obéit scrupuleusement à la pression exercée au levier; c'est graduel et puissant, très puissant même.
Peu après avoir dépassé le monumental stade du Bayern de Munich, les premières montagnes apparaissent et on entre en Autriche à travers une enfilade de vallées plus profondes les unes que les autres et avec, de loin en loin, l'impression de rouler entre deux gigantesques murs, tantôt minéraux tantôt verdoyants. Hasard de la réservation, nous constatons à l'arrivée que notre hôtel se trouve précisément à hauteur de la borne zéro de la Grossklockner Hochalpenstrasse. Si ça n'est pas un signe du destin.
Après 8km serpentant dans la vallée, voici le péage au pied de la montagne; les motos y sont nombreuses, les voitures aussi et cependant, après l'avoir parcourue quatre fois, nous n'avons que rarement eu l'impression que la voie était encombrée. Après tout, des véhicules à dépasser, c'est toujours fun! C'est dans ce contexte que notre Supersport S, à châssis de Monster soit dit en passant, dévoilera la totalité de son potentiel; nous connaissions déjà son confort et sa frugalité, nous allons mesurer son efficacité et ses prétentions sportives.
Sur ces tracés montagneux qui montent et descendent sans jamais cesser de virevolter, le mode Touring est idéal car il conserve l'intégralité de la puissance (113cv annoncés) tout en ménageant davantage d'une souplesse appréciable au moment de négocier des épingles en montée. Alors que nous faisons un arrêt photo (les parkings sont nombreux pour admirer les paysages), deux Kawasaki H2 SE immatriculées en Angleterre passent en trombe. Le temps de redémarrer, les British ont quelques lacets d'avance: bonne occasion de voir ce que donne la Supersport face à des machines qui disposent du double de puissance... Ayant pris soin, le matin, de durcir les suspensions et d'en freiner davantage l'hydraulique, on profite de la rigueur proverbiale d'une Ducati: les entrées en virage sont précises et les sorties énergiques tout en restant exemptes de brutalité.
C'est tout l'intérêt de ce bloc desmodromique de 937cc emprunté aux Hypermotard; il offre le réjouissant caractère Ducati mais sans excès et reste parfaitement exploitable. Quant au freinage, mazette, il fait merveille dans ce contexte car sa puissance et son endurance sont sans faille, le tout avec un parfait feeling; à telle enseigne d'ailleurs que l'ABS n'interviendra jamais durant notre poursuite. Dans une longue portion en descente, il ne fait aucun doute que la Supersport S triomphera des deux monstrueuses Kawa britanniques: manifestement leurs pilotes peinent au freinage et doivent dépenser beaucoup d'énergie pour les maintenir sur des angles parfois très serrés. Au contraire, la Ducati fait la même chose, nettement plus vite, alors que son pilote se permet en plus de profiter des perspectives! Plus loin, lors d'un arrêt commun, les deux Anglais avoueront d'ailleurs avoir vainement tenté de suivre la Supersport...
Décompression
C'est qu'elle fait merveille cette Supersport S: légère (184kg à sec), très bien suspendue et dotée d'un freinage de superbike, elle peut faire (pratiquement) tout ce que fait une sportive -le circuit est parfaitement envisageable!- en ménageant un confort inaccessible à une chasseuse de chrono, comme le voyage de retour nous permettra d'en réitérer l'expérience. Son moteur expressif mais sans exubérance se montre en outre fort sobre et ses assistances électroniques interviennent intelligemment sans limiter son potentiel. La Supersport S serait-elle une VFR italienne? Certes, mais alors en mieux, parce que plus affûtée et plus rigoureuse.
C'est fait: Salieri s'est vengé de Mozart!